Trouver un cheveu dans la piscine : la trace d’un changement d’émissions de carbone fossile dans l’atmosphère

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Werner Kutsch, Alex Vermeulen et Ute Karstens

Lorsque du CO2 est relâché dans l’atmosphère, il est mélangé par les vents et progressivement réparti sur toute la surface du globe. Ce mélange prend un à deux mois dans un hémisphère, et plus d’un an pour l’ensemble de la planète, l’air des deux hémisphères ne se mélangeant que lentement. L’atmosphère contient déjà beaucoup de CO2 : les plantes en ont besoin pour pousser et de nombreux procédés absorbent et rejettent du CO2, contribuant ainsi aux variations de concentration dans le temps et l’espace.

L’influence sur la concentration de CO2 dans l’atmosphère de la combustion de carburants d’origine fossile a façon dont les émissions provenant des combustibles d’origine fossile influencent le signal du CO2 dans l’atmosphère peut être illustrée par une simple analogie : considérons une piscine dont l’eau représente le dioxyde de carbone dans l’atmosphère, c’est-à-dire que le niveau de l’eau représente la quantité de CO2 dans l’atmosphère. La pluie qui tombe sur la piscine représente les émissions de CO2 d’origine naturelle, l’évaporation de l’eau de la piscine représente l’absorption de CO2 par les plantes, et une fuite au fond de la piscine illustre l’absorption de CO2 due aux océans. Enfin, les émissions de CO2 d’origine fossile sont représentées par un robinet supplémentaire remplissant d’eau la piscine.

Si un pétagramme (= 1015 g = 1 000 000 000 000 000 g) de carbone est représenté par 1 m3 d’eau, notre piscine mesure 25 m x 15 m et la hauteur de l’eau est de 1,57 m. Il y a un flux naturel de pluie tombant sur la piscine qui apporte chaque année environ 110 m3 d’eau de pluie dans la piscine, tandis qu’environ la même quantité disparaît par évaporation ou à cause de la fuite. Malgré la variation saisonnière, en termes d’évaporation et de pluie, le niveau de l’eau est en moyenne stable. Cependant, les flux entrant et sortant ne sont pas absolument en phase, ce qui signifie que le niveau de l’eau est légèrement plus élevé en hiver et un peu plus bas en été. La fluctuation est de ± un demi-centimètre, soit en été un niveau de 1,565 m et en hiver de 1,575 m. La variation journalière du niveau de l’eau est donc au maximum de -0,1 mm (ou 100 µm) par jour au printemps et au début de l’été, et de +0,1 mm en automne et au début de l’hiver.

A model of "atmospheric swimming pool" without human influence.
Figure 1 : Sans influence humaine, la fluctuation de la “piscine atmosphérique” ressemblerait à cela, sur une période théorique de 5 ans, avec des maxima en janvier et février, et des minima en juillet et août. Cela s’explique par le fait que les écosystèmes terrestres de l’hémisphère nord fixent le dioxyde de carbone en été et le relâchent en hiver.

 

Il y a environ 200 ans, quelqu’un a mis en place un second flux entrant qui a augmenté avec le temps et ajoute aujourd’hui environ 10 m3 d’eau supplémentaires par an dans la piscine. Cela a entraîné une modification des flux sortants, qui ont augmenté d’environ 5,7 m3, mais les 4,3 m3 restants s’accumulent dans la piscine. Cette eau supplémentaire a d’ores et déjà provoqué une élévation de 64 cm du niveau de l’eau qui atteint 2,21 m. Chaque année, le niveau de l’eau augmente actuellement de 11 mm, ce qui représente en moyenne 30 µm par jour, c’est-à-dire le diamètre d’un cheveu très fin.

Figure 2. The model of how human influence is changing the "atmospheric swimming pool".
Figure 2 : L’influence humaine modifie la “piscine atmosphérique”. Les variations annuelles et la source supplémentaire se combinent en une courbe qui présente des hauts et des bas, mais aussi une tendance très claire. L’augmentation d’environ 6 cm en 5 ans est aisément détectable.

 

L’effet du coup d’arrêt lié au Covid-19  – pratiquement impossible à voir

À l’heure actuelle, le coup d’arrêt lié au Covid-19 a réduit l’apport supplémentaire net de 4,3 m3 à 3,8 m3 par an, soit une diminution journalière de 32 µm à 28 µm. Cela représente la différence entre un cheveu très fin et un cheveu encore plus fin. Cependant, cet effet s’ajoute dans le temps et augmente avec la durée de l’arrêt.

Model: The influence of the Covid-19 shutdown distributed equally over 6 months.
Figure 3 : L’influence du coup d’arrêt lié au Covid-19 (2-emissions">réduction des émissions de 2 000 Mt CO2 distribuée également sur 6 mois) : le niveau de l’eau de la « piscine atmosphérique » ne changerait qu’imperceptiblement par rapport au scénario « business as usual » (sans changement lié au Covid-19). En bleu: business as usual. En rouge : émissions réduites dues au coup d’arrêt.

 

Figure 4: Difference between the "business as usual" and the "lower emissions during the shutdown" models.
Figure 4 : En y regardant de plus près, on peut voir que la différence entre les deux courbes augmente avec le temps. A la fin d’avril, elle est d’environ un demi-millimètre ; elle pourrait augmenter jusqu’à 0,8 mm d’ici à fin juin. En bleu : business as usual. En rouge : émissions réduites dues au coup d’arrêt.

 

On peut retenir un enseignement important de cet exercice : le coup d’arrêt lié au Covid-19 n’a pratiquement aucune influence sur la quantité de CO2 dans l’atmosphère. Ça va toujours mal, juste un petit peu moins mal – voir plus loin dans cet article. Et nous sommes face à la question essentielle qui a déjà été posée plusieurs fois durant la pandémie : peut-on détecter l’effet du coup d’arrêt dans l’atmosphère ?
La réponse est, comme bien souvent en science : « en théorie, OUI ». C’est la différence entre les deux courbes, nos instruments sont assez précis pour la voir. Malheureusement, en pratique, l’affaire est beaucoup plus compliquée.

Nous ne mesurons qu’une seule courbe. Nous ne faisons pas une expérience maîtrisée avec deux planètes – l’une avec un coup d’arrêt et l’autre sans. Nous n’avons ainsi que la courbe rouge de la Figure 4 et nous sommes obligés de comparer cette courbe soit à une courbe bleue artificielle (modélisée), soit aux courbes des années précédentes. Les deux approches présentent de sérieux problèmes. Avoir une courbe bleue artificielle nous éloigne des mesures réelles et peut toujours faire l’objet de critiques. Comparer avec les années antérieures nous amène au problème suivant.

Le cycle global du carbone ne fonctionne pas comme une simple horloge. Les hauts et les bas montrés dans la Figure 1 ne sont pas réguliers, car la météo varie d’une année à l’autre. On peut avoir un hiver doux et un printemps précoce une année, un printemps tardif la suivante, ainsi que des étés secs ou pluvieux, des automnes doux ou froids.

 

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Figure 5 : La fluctuation naturelle dans la « piscine atmosphérique » présente une variabilité annuelle. La courbe ressemble donc davantage à cette courbe théorique sur 5 ans, avec parfois un niveau de l’eau supérieur en janvier et février et inférieur en juillet et août, différent chaque année, en raison de la fluctuation de la météo.

 

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Figure 6 : L’influence humaine modifie la “piscine atmosphérique”. Les variations annuelles et les sources supplémentaires se combinent en une courbe légèrement plus irrégulière qui continue à exhiber des hauts et des bas ainsi qu’une tendance claire (avec toujours une augmentation de 6 cm sur 5 ans).

 

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Figure 7 : La même courbe, cette fois avec des émissions réduites dues au coup d’arrêt lié au Covid-19 dans la dernière année (partie de la courbe en rouge). Le signal dû au coup d’arrêt est très faible.

 

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Figure 8 : La différence entre les deux courbes demeure identique à la Figure 4. Elle augmente durant les 6 premiers mois. A la fin d’avril, elle est d’environ 1 mm. Elle est susceptible d’augmenter à 1,5 mm d’ici fin juin.

 

Considérant les deux problèmes mentionnés ci-dessus (1. nous ne disposons pas de la courbe en bleu dans nos données, et 2. les flux entrant et sortant de la « piscine atmosphérique » varient d’une année à l’autre), on arrive à définir la meilleure approche pour détecter le signal dû au coup d’arrêt  dans les observations. On compare l’année 5 (où s’est produit le coup d’arrêt) aux années précédentes.

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Figure 9 : Le niveau d’eau dans la « piscine atmosphérique » sur 5 ans dans une représentation comparative. La différence de position des courbes provient de la tendance (émissions anthropogéniques) qui augmente constamment le niveau d’eau.

 

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Figure 10 : Les années deviennent comparables si on les aligne artificiellement au même niveau d’eau en janvier. La courbe bleue en gras représente l’année 5 sans l’effet du coup d’arrêt lié au Covid-19, celle en rouge avec le Covid-19. Le problème de cette approche devient évident : l’effet du coup d’arrêt est plus faible que la variabilité interannuelle. Il est donc difficile de confirmer l’effet d’une façon statistiquement significative.

 

En plus des deux problèmes évoqués jusqu’ici, il y en a un troisième : le vent.  Imaginons que la piscine est découverte. Alors le vent provoque des vagues. Ces vagues peuvent atteindre en général plusieurs centimètres d’amplitude et considérablement perturber les mesures du niveau de l’eau.

Pour résumer: c’est mission impossible que de trouver un cheveu fin dans une grande piscine avec un niveau d’eau changeant et des vagues.

La réponse est dans les vagues causées par le vent

Cependant, nous ne serions pas des scientifiques si nous abandonnions ici. Et il y a en effet une meilleure approche que de regarder simplement la concentration moyenne. En fait, l’information est dans les vagues. Afin d’expliquer cela, nous allons brièvement abandonner le niveau de l’eau dans la “piscine atmosphérique” et revenir aux véritables mesures de CO2 dans l’atmosphère, fournies par ICOS (Integrated Carbon Observation System). Mais restons encore un moment avec la piscine et imaginons que le flux entrant ne se produit pas à un seul endroit mais est réparti sur toute la piscine. Dans cette configuration, les vagues peuvent contenir de l’information sur le flux à proximité si elles sont mesurées en permanence et sur une longue période.

Et maintenant les mesures atmosphériques. Regardons de plus près les concentrations atmosphériques de CO2 dans une station ICOS, la tour atmosphérique près de Gartow en Allemagne. Comme toutes les stations ICOS, elle est heureusement en parfait fonctionnement pour observer l’atmosphère durant le coup d’arrêt. La concentration est mesurée en parties par million de CO2 (ppm). On peut voir des hauts et des bas dans la concentration, causés par le vent qui, en fonction de la météo, transporte les masses d’air depuis différentes zones à proximité de la tour. On peut voir la courbe générale avec une diminution au printemps et en été, et une augmentation en automne et en hiver. Et on peut voir les fluctuations causées par le vent transportant l’air de zones ayant des émissions différentes. On appelle ces zones « périmètres de mesure » (ou footprint) et à chaque instant, on peut calculer celles qui provoquent une concentration en CO2 supérieure ou inférieure. De prime abord, la variation est devenue plus faible ces dernières semaines. Deux explications sont possibles : soit le vent n’apporte que des masses d’air en provenance de zones de faibles fluctuations, soit il transporte la trace d’émissions réduites. La réponse requiert des analyses statistiques minutieuses qui n’ont pas encore été faites à ce jour. En revanche, nous sommes persuadés que la trace du coup d’arrêt lié au Covid-19 pourra être trouvée dans la variation des concentrations atmosphériques de CO2.

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Figure 11 : Données en temps presque réel (NRT) de la concentration atmosphérique de CO2 à la tour ICOS près de Gartow, Allemagne. La dispersion est liée au transport atmosphérique qui apporte des masses d’air de différentes zones ayant des émissions supérieures ou inférieures. La variabilité a diminué durant les deux derniers mois (rectangle rouge).

Rejoignez la course et trouvez le cheveu dans la piscine atmosphérique !

Les données ICOS sont fournies librement et en temps presque réel à partir de 22 tours atmosphériques réparties sur toute l’Europe. Nous encourageons les scientifiques partout dans le monde à analyser ces données et à « trouver le cheveu dans la piscine atmosphérique ». La récompense sera à coup sûr une place dans la galerie d’honneur de la science des gaz à effets de serre, une publication de haut niveau, et une présentation plénière dans la prochaine ICOS Science Conference. Pour contribuer à ce défi, nous offrons l’accès aux capacités de calcul du Carbon Portal d’ICOS et des discussions approfondies complémentaires avec la communauté scientifique et au-delà. La course est ouverte, contactez-nous pour de plus amples informations : covid19.CO2study@icos-ri.eu.   Nous comptons sur des approches statistiques intéressantes ou des idées innovantes d’analyse des données.

Maintenant, à la fin de cet article, revisitons l’analogie avec la piscine, car nous pouvons rêver. Notre rêve, c’est que les milliards d’euros et de dollars qui sont actuellement débloqués pour soutenir le rétablissement économique seront utilisés à bon escient pour orienter la décarbonisation de nos sociétés.

Pour stimuler ce rêve, nous avons modifié notre simulation : l’année du coup d’arrêt dû au Covid-19 est maintenant la première d’une période de cinq ans. Les quatre années suivantes sont caractérisées par une décroissance progressive des émissions anthropogéniques de CO2. Tous les trois mois, l’augmentation journalière est réduite de 1 µm. Le cheveu devient de plus en plus fin, et à la fin de la période de cinq ans, il n’est plus que de 12 µm au lieu de 32 µm, parce que les émissions anthropogéniques sont moins de la moitié de ce qu’elles étaient en 2019. La société a les technologies pour cela, de même que l’argent pour les mettre en place. Le résultat d’un investissement avisé de l’argent du rétablissement économique ressemblerait à ce qui est présenté sur la Figure 12 :

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Figure 12 : Le résultat d’une hypothétique réduction des émissions anthropogéniques sur la base d’un usage avisé du soutien financier aux économies après la crise du Covid-19. En bleu : business as usual En rouge : émissions réduites dues au coup d’arrêt et à l’usage avisé des fonds débloqués ultérieurement.

 

La courbe décrivant le niveau de l’eau dans la “piscine atmosphérique” (c’est-à-dire la concentration de CO2 dans l’atmosphère) serait considérablement aplanie et pourrait même être inversée pendant la seconde moitié du siècle. Nous sommes face à une chance historique extrêmement importante non seulement pour notre génération mais aussi pour les suivantes. Dans quelques décennies, les livres d’histoire évalueront les politiciens et les PDG sur la base de leur gestion réussie à la fois de la crise du Covid-19 et de la crise climatique : leurs décisions auront-elles permis d’aplanir l’une ou l’autre, voire les deux courbes ?